Pour ou contre porter un masque au travail ?
Interview avec Emiliana Simon-Thomas, chercheuse en psychologie et neurosciences et Directrice Scientifique au Greater Good Science Center de l’Université de Californie à Berkeley.
Emiliana, pourriez-vous nous raconter comment en êtes vous arrivée à étudier la psychologie de l'épanouissement ?
J'ai commencé ma carrière universitaire en étudiant l'interaction entre les émotions et l’intellect – la façon dont les sentiments que nous avons influencent notre manière de résoudre les problèmes, de prendre des décisions et de répondre aux défis de notre quotidien. En tant que neuro-scientifique, les expériences consistaient à évoquer des états d’aversion (émotions négatives) chez des personnes en leur demandant de faire des tâches difficiles pour regarder ce qui se passe dans leur cerveau. Il s'est avéré que les états négatifs entravaient sélectivement certains types de processus cognitifs et en stimulaient d’autres - remettant en question la célèbre citation de Platon selon laquelle «les émotions sont l'ennemie de la raison». Après mon doctorat, j'ai changé de direction et j'ai commencé à me concentrer sur les émotions positives, ou plus spécifiquement sur les « comportements pro-sociaux » - la façon dont un sentiment de sécurité, de confiance et de lien affecte notre façon de penser. Cet accent mis sur la compassion et la gratitude ne limitait pas les processus cognitifs et semblait conférer un équilibre à la vie émotionnelle de la personne qui est optimal tant pour la réflexion que dans la vie relationnelle et personnelle.
Vous parlez des « comportements pro-sociaux » que vous avez beaucoup étudiés, comme la compassion et la gratitude. Quelles sont les découvertes les plus flagrantes que vous avez faites à propos de ces émotions ?
Mes conclusions préférées pour la compassion ont à voir avec ses fondements neurophysiologiques. Les gens qui ressentent de la compassion créent des circuits dans leur cerveau qui sont essentiels aux comportements associés à la relation parent/enfant et ont tendance à avoir une activation plus forte du nerf vague (qui ralentit le battement cardiaque et stimule la libération d’occytocine ou « hormone de l’amour »). Ces deux effets sont associés à une quantité d'avantages pour la santé physique, la stabilité émotionnelle mais aussi pour la longévité.
En ce qui concerne la gentillesse, j'admire le travail Elizabeth Dunn qui a montré que dans le monde entier, les personnes qui dépensent plus pour les autres que pour elles-mêmes ou qu’elles n’épargnent, sont plus heureuses. Il s'agit d'un tel changement de perspective par rapport au débat "argent vs. bonheur" ! Cela nous fait penser que la générosité est peut-être la clé de l'épanouissement des personnes aisées. Paradoxalement, beaucoup de gens dans cette position ont tendance à privilégier l'intérêt personnel, ce qui expose à un plus grand risque de solitude.
Je ne suis pas d’accord avec l’idée que l’on devrait laisser son "vrai visage" chez soi quand on travaille. Cela nécessite énormément d’énergie de refouler nos émotions et notre personnalité.
De nombreuses personnes pensent qu’il est difficile d’être authentique, généreux ou d’exprimer de la compassion dans un contexte professionnel, sans passer pour « la bonne poire » ou pour une personne « faible ». Qu’en pensez-vous ?
Je ne suis pas d’accord avec l’idée que l’on devrait laisser son "vrai visage" chez soi quand on travaille. Cela nécessite énormément d’énergie de refouler nos émotions et notre personnalité. D’ailleurs, les travaux de James Gross et Robert Levensen démontrent clairement les effets négatifs d’un refoulement chronique de nos émotions. Par ailleurs, il est évident que les personnes qui passent la majorité de leur journée de travail à porter un masque finissent par garder ce masque dans leur vie personnelle – ce qui peut avoir un effet délétère sur leurs relations. Plusieurs études sur le monde du travail démentent cette idée que l’expression de la compassion est interprétée comme une faiblesse. C’est même le contraire puisque la compassion et la gentillesse chez les managers est directement associée à un plus grand respect de la part de leurs équipes et permettent d’accéder à des postes à plus haute responsabilité.
Quel est, pour vous, le rôle principal des émotions positives au travail ?
Comme dans la vie, les émotions positives jouent un rôle crucial au travail. Les personnes dont le niveau d’expériences émotionnelles positives est plus élevé se disent plus épanouies que celles pour qui les sourires sont rares ou durement gagnés. Les collègues définissent les personnes heureuses comme plus sympathiques, plus dignes de confiance, plus attrayantes, plus créatives et comme ayant plus de succès... et la liste ne s'arrête pas là ! Cela ne veut pas dire qu’il faut être enthousiaste en continu ou feindre la jovialité en étouffant les émotions qui sont associées aux moments difficiles et inévitables de la vie.
Par exemple, la tristesse appelle le soutien, qui est un indice clé du lien social et à son tour, du bonheur. La colère inspire la résolution de problèmes causés par une injustice. L’idée est d’essayer de ne pas se laisser entraîner dans une expérience longue, solitaire et en intensité croissante de ces types d'émotions difficiles. Dans l'ensemble, il faut se souvenir que l'expression authentique d'une gamme complète d'expériences émotionnelles est associée à une meilleure santé et à une meilleure intégration sociale
"Les leaders de demain devront valoriser la diversité des personnalités et des façons de penser pour permettre à chacun de donner le meilleur de lui-même et de se dépasser"
Pour vous, quelles seront les les qualités indispensables des leaders de demain ?
Je pense que les leaders et entrepreneurs de demain doivent trouver une façon de créer un équilibre entre la compétitivité et l’équité au sein de leur entreprise. Ils devront s’appuyer sur chaque collaborateur dans son entier, en intégrant ses qualités, ses difficultés, ses échecs et ses succès. Ils devront créer une culture d’entreprise qui va vers plus de conscience, d’honnêteté, de collaboration, d’autonomie, de croissance intellectuelle et d’entraide. Ils devront valoriser la diversité des personnalités et des façons de penser pour permettre à chacun de donner le meilleur de lui-même et de se dépasser. Ils devront faire émerger l’envie de collaborer chez les employés en stimulant l’esprit d’équipe pour que chacun contribue à atteindre des objectifs communs plutôt que de servir une seule personne.
Emiliana Simon-Thomas est chercheuse en psychologie et neurosciences à l'Université de Californie à Berkeley où elle occupe le poste de Directrice Scientifique du prestigieux Greater Good Science Center, un centre de recherche sur le développement personnel et l'étude du bien-être. Co-créatrice et intervenante du MOOC « The Science of Happiness » (plus de 140 000 inscrits sur la plateforme edX), Emiliana accompagne aussi le projet Expanding Gratitude, qui vise à sensibiliser à l’importance de la gratitude.